Première « vedette internationale à succomber au Coronavirus », comme l’a relevé le communiqué de l’Elysée, Manu Dibango a été rejoint par Pape Diouf, une autre star dans son domaine : il fut le premier Africain à présider un club de foot international, l’Olympic de Marseille. Les deux hommes s’appréciaient. Mais bien plus intime encore était Hervé Bourges, figure tutélaire du journalisme en France et en Afrique francophone. Nés la même année, ils se sont suivis dans la mort, à un mois d’intervalle. « Hervé », que « Manu » surnommait son « ange gardien », est parti le premier, laissant à découvert son « protégé » qui, en toute logique, lui a emboîté le pas… Ce témoignage leur est dédié.
Par Marie-Roger Biloa.
Dans tous les cas, ce ne fut pas un bon signe.
A l’église Saint-Eustache où la profession et les amis s’étaient réunis une dernière fois autour de Hervé Bourges, décédé une semaine plus tôt, une absence a nourri les conversations chuchotées dans les travées et à la sortie de la messe. « Mais où est Manu? ». Nous en étions sûrs; après Michèle Cotta, qui l’avait nommé à la tête de Radio France Internationale; Frank Riester, l’actuel ministre français de la Culture; ou avant Pascal Josèphe, son accompagnateur fidèle à la gestion du paquebot audiovisuel; ou l’écrivain et diplomate Henri Lopes, la longue silhouette de Manu Dibango allait se dresser face à l’assistance pour nous raconter son ami. Avec des mots, avec son saxo – ou les deux. Ce jour-là, aucun autre témoignage n’aurait semblé plus indispensable sur celui qu’on surnommait « Bourges l’Africain »…
Entre les deux hommes, la complicité était totale, renforcée par des aventures historiques communes. Bien avant qu’on ne parle de « diversité » en France, ceux de ma génération ne sauraient oublier que Hervé Bourges, le tout-puissant patron de la télévision publique, avait offert à Manu Dibango une carte blanche pour une émission qui durerait deux ans, alliant musique et culture. « Salut Manu! », sur France 3, devint un cri de ralliement de ses fans tout au long de sa fabuleuse carrière. C’était à l’aube des années 1990 et Hervé Bourges, toujours en liaison avec Manu et son « Collectif Egalité », allait inscrire l’exigence de diversité (sexes, âges, origines) dans le cahier des charges des chaînes publiques, avec l’objectif affiché de refléter la société française dans son ensemble. Tout en échappant à l’anathème du « communautarisme », officiellement réprouvé, c’était une révolution!
Devenu le premier président du Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA), Hervé Bourges s’arrangera toujours pour associer le grand artiste aux conseils d’administration réunissant les sommités de la branche. En fin de réunion, Manu se joignait au groupe et tirait de son saxo des envolées qui émoustillaient l’assistance…
Entre le jazzman et le chrétien engagé, l’amitié pour la vie avait débuté vingt ans plus tôt, sur les hauteurs du Mont-Fébé, lorsque Hervé Bourges était venu créer à Yaoundé la meilleure école de journalisme d’Afrique francophone, l’ESSTIC d’aujourd’hui. Lu par son directeur de cabinet Olivier Zegna-Rata, le témoignage de ses anciens élèves a ému aux larmes une partie du public.
De l’émotion aussi, quand l’officiant a présenté un grand métis, Patrick, l’unique fils du défunt, longtemps préservé dans son jardin secret. Assis à quelques rangées, d’autres rejetons, ceux du musicien camerounais absent, Michel et Marva.
« Mais où est Manu? »
Derrière l’énigme apparente, l’explication était pourtant implacable. Emmanuel Ndjocké Dibango luttait déjà contre la maladie. A l’heure où la dépouille de son « ange gardien » s’acheminait vers le cimetière du Père Lachaise, le patient était confiné dans un hôpital, atteint par le Coronavirus. Venus au monde la même année, les deux « frères » ont effectué le voyage sans retour en synchronisé.
La puissance du lien quasi-gémellaire avec Hervé Bourges, loin d’être anecdotique, a traversé comme une épine dorsale l’univers de Manu, enfant du Cameroun né face à la mer et navigant dans un monde sans frontières où l’amour de la France n’a jamais évincé une forme de fidélité au pays natal; globe-trotter professionnel, il s’est ainsi astreint aux incessantes autorisations de circuler tamponnés sur son passeport africain qu’il conservait jalousement, alors qu’un passeport européen l’aurait pratiquement exempté de visas. « Les Européens qui vivent chez nous ne demandent pas à changer de nationalité. Pourquoi devrais-je le faire »? estimait-il. Une posture idéologique qu’il n’a cessé de défendre face à des compatriotes plus pragmatiques qui prônaient la double citoyenneté. Peut-être avait-il trouvé là un rempart symbolique contre le sentiment d’abandon de leurs racines qui ronge les éternels expatriés, lui dont l’existence ne s’est pas déroulée en Afrique, mais en France pour l’essentiel? L’auteur du fameux « Soul Makossa » y aura vécu une soixantaine d’années, les autres points de chute, Abidjan ou Yaoundé, n’étant que de brefs intermèdes.
En quittant son Douala natal à 15 ans, à bord d’un paquebot, il avait emporté, et non laissé derrière lui, une part non négociable de son terroir, de son parler et de son patrimoine culturel. A l’heure du bilan qui s’est déroulé comme un tapis rouge de reconnaissances internationales et de prestigieuses distinctions octroyées surtout par son pays d’adoption, les mots d’un président malawite résonnent comme un hommage personnel à son endroit: « Be successful wherever you are. Your success is Africa’s success ». Vous devez réussir où que vous soyez. Votre succès est celui de l’Afrique. Adressée à un forum des diasporas noires à Addis Abeba, l’exhortation de Bingu wa Mutharika, (1934- 2012), inconnu du grand public, aura néanmoins inspiré des milliers d’Africains vivant loin du Continent – et résolu leur dilemme existentiel.
Rien de tel chez Manu. L’amateur de chemises en wax et de boubous n’a jamais semblé questionner son identité qu’il affichait naturellement multiple et sereine, n’essayant guère de la travestir pour complaire aux conformismes identitaires de notre époque, ni d’un côté, ni de l’autre. Comment aurait-il pu, lui qui écoutait autant Bach et Haendel en culottes courtes chez ses parents, que les comptines traditionnelles en langue douala? A la fois ami de Juliette Gréco et de Miles Davis? De Francis Bebey et de Nino Ferrer? De Quincy Jones et de « Grand Kallé » Kabasele? De Youssou Ndour et de jeunes rappeurs inconnus? Distingué autant par Nicolas Sarkozy (Légion d’honneur épinglée par… Hervé Bourges) que par Alassane Ouattara? En juin prochain lui sera décernée, à titre posthume, une distinction prévue de longue date : Docteur honoris causa de l’université de Valenciennes en France.
Au bout du compte, un véritable exploit : dans les quartiers de Yaoundé, de Douala, de Dakar, d’Abidjan ou de Kinshasa, le citoyen d’honneur de Saint-Calais, dans la Sarthe, où il fut écolier en débarquant en France; ce Français sans le passeport était perçu comme 100% Africain… Au Cameroun, pourtant source de bien des frustrations pour cet exilé volontaire, la télévision nationale a été en première ligne pour marquer la disparition de ce « digne fils du pays », sous la houlette du DG Charles Ndongo, avec de somptueuses éditions spéciales agrémentées de documents rares pendant plusieurs jours! J’ai repensé à Ismaël Bidoung Mpkatt, ancien ministre de la culture, un des rares « officiels » dont Manu m’avait dit tant de bien; à son « petit frère » Amobe Mevegue, patron de Ubiznews; A Denise Epote, qui l’appelait « Tonton Manu »; à Yannick Noah qu’il était parfois le seul à pouvoir joindre; au regretté confrère Henri Bandolo, également un ami intime de Hervé Bourges… Sans oublier Jean-Michel Denis, éminent spécialiste des musiques afro-caribéennes, récemment emporté par le Coronavirus – lui aussi. Des Etats-Unis où il vit, l’artiste Richard Bona a proposé que l’aéroport de Douala porte désormais le nom de Manu Dibango, une idée qui a rapidement rallié des milliers de partisans… Quelle leçon de vie de la part d’un citoyen du monde qui ne possédait pas de demeure en Afrique et n’avait pas prévu d’y être enterré! Conforme à des dispositions de longue date, il repose désormais au cimetière du Père-Lachaise. Comme Hervé Bourges…
A ce passeur hors pair, l’Elysée a rendu un hommage d’une grande justesse. « Manu Dibango se riait des frontières : il sautait d’un continent à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un genre à l’autre, d’un instrument à l’autre – il les maîtrisait presque tous – pour créer une musique universelle, qui était à la fois africaine et caraïbéenne, américaine et européenne, mais qui était surtout chaloupée, entrainante et joyeuse. À chaque album, il inventait de nouveaux rythmes de joie, des mélodies du bonheur ».
« Allô? Il sort quand, mon article »? J’ai rencontré Manu Dibango en France, à mes tout débuts dans le journalisme, après avoir pris un appel destiné à mon regretté
collègue Elimane Fall qui l’avait interviewé. Maintenant qu’il nous quitte, me voici recevant de nombreuses condoléances pour la perte d’un grand ami. C’est qu’au fil des décennies, des combats communs et de magnifiques moments de convivialité nous ont soudés et mutuellement renforcés. Il nous avait ainsi rejoints dans l’association créée en mémoire de Thomas Sankara, avec Sennen Andriamirado et Francis Kpatinde. Souvent accompagné de la fidèle Claire Diboa, sa nièce et manager de confiance, « Grand Manu » était une star habituée de nos galas où se côtoyaient des personnalités du monde entier, souvent issues des diasporas africaines, et acceptait toujours dans la bonne humeur de se faire photographier avec ses admirateurs. Beaucoup doivent se souvenir de son humour en y recevant un trophée pour son inégalable contribution au « rayonnement culturel » de notre Continent, à bord d’un bateau sur la Seine en 2000. Ou de ses néologismes. Lors d’une soirée organisée chez moi en soutien à Christiane Taubira, ministre de la justice traitée de « singe » par un journal d’extrême-droite, et de « guenon » par des jeunes à Angers, Manu, avec le rire sonore qui le caractérisait, avait dédié quelques notes de son légendaire saxophone « aux guenons – et aux guenonnes »…
Pour ma part, je retiendrai aussi les mots magiques que Manu Dibango a prononcé à mon égard. Du genre de ceux qui peuvent transformer une vie en destin. Pulvérisent les plafonds de verre imposés ou intériorisés. Décapsulent les esprits, libèrent les talents. Devant le cinéaste américain Spike Lee, invité spécial du 40 ème anniversaire du magazine que j’avais repris quelques années plus tôt, Manu avait porté un toast à l’organisatrice de cet événement scintillant : « Au succès de ”Africa International” et de sa directrice, la prochaine Oprah Winfrey! ». Puis se reprenant: « Ou plutôt Robert Maxwell! »
On ne présente plus la première, femme des médias la plus puissante (et la plus riche) des Etats-Unis. Le second était alors un magnat de la presse très en vue en Grande Bretagne. Quelle sympathique utopie, pensais-je! Mais cette fois, Manu n’avait pas ri. Il le pensait vraiment. « Pourquoi pas ? » conclut-il.
Oui en effet. Pourquoi pas? Tout était dans la question.
En une seconde, Manu-le mentor m’a fait réaliser les auto-limitations qui réduisent notre capacité d’action. Ce jour là, il a désinhibé mes ambitions. L’échec ne viendrait plus jamais d’un manque de confiance en moi-même, ni des avis condescendants qui vouent au…confinement – déjà! De fait, bien des percées obtenues prennent leur source dans cet instant et, au lieu de m’esclaffer face aux projets les plus fous, j’ai appris à encourager mes interlocuteurs à se battre pour leurs rêves. Publier « le journal du médecin » ou des « Amateurs de cigares » était donc certes à ma portée. Me consacrer à un « journal africain », en revanche, ne relevait aucunement d’une assignation identitaire, mais d’un choix existentiel: rien d’autre n’avait de sens si ce n’était au service du continent africain.
« Comment souhaitez-vous qu’on se souvienne de vous »? Au jeune reporter qui l’interrogeait ainsi, Manu a renvoyé la balle : « Ah! c’est à chacun de décider! »
C’est bien ce qui se produit. De cet « influenceur » qui a promené son inimitable dégaine entre deux siècles et croisé des millions de vies, chacun a conservé sa part de « Grand Manu »; sur les réseaux sociaux, les témoignages foisonnent.
Le sage grave ses peines dans le sable et ses bonheurs dans le marbre, selon un dicton.
Parmi ses grandes joies, on retiendra celle d’être grand-père. Une satisfaction qu’il partageait dans la même intensité avec Hervé Bourges, gratifié par Patrick d’un petit-fils adoré, présent à ses obsèques. Leurs petits-enfants ont clairement illuminé les dernières années des deux complices. « Je ne sais pas si j’ai été un bon père, reconnaissait souvent Manu. Mais je suis un très bon grand-père », assurait-il dans un éclat de rire. Son fils camerounais, James, connu sur le tard, semble avoir hérité de sa fibre musicale… Pour Manu et Hervé, le fil de la vie continuera donc à dérouler sa pelote magique et multicolore.